Aftersun Jeudi 9 Mars 20h30
Synopsis et détails
Avec mélancolie, Sophie se remémore les vacances d’été passées avec son père vingt ans auparavant : les moments de joie partagée, leur complicité, parfois leurs désaccords. Elle repense aussi à ce qui planait au-dessus de ces instants si précieux : la sourde et invisible menace d’un bonheur finissant. Elle tente alors de chercher parmi ces souvenirs des réponses à la question qui l’obsède depuis tant d’années : qui était réellement cet homme qu’elle a le sentiment de ne pas connaître ?
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Critiques
Dans le très personnel Aftersun, Charlotte Wells imagine des vacances entre un père et sa fille, en Turquie. Ce que l’enfant prenait pour une désinvolture amusante ou des sautes d’humeur surprenantes chez son père deviennent autant de preuves criantes de son profond mal-être.
À première vue, la relation entre Sophie et Calum est simple, spontanée. Mais pour ce dernier, la spontanéité est le fruit d’un travail acharné, constant, envahissant. Le rôle du père et celui de l’homme ne sont pas peut-être pas compatibles. Charlotte Wells multiplie les points de vue sur son personnage, qui se brise et se fractionne sous nos yeux. Il y a ce que perçoit Sophie, ce que la caméra de Sophie perçoit, ce que le spectateur perçoit et, enfin, ce que la caméra de la réalisatrice perçoit. L’image que nous avons de Calum nous revient comme à travers un kaléidoscope : aux couleurs pastels de la Turquie se superposent des supports, des formes et des émotions qui se déploient, qui prolifèrent, inlassablement.
Le spectateur assiste à ce déchirement : il est témoin invisible et interprète privilégié de l’intimité de Calum. Une intimité que Sophie, vingt ans plus tard, tentera de percer et que Charlotte Wells tâchera d’inventer. Loin de toute forme de clichés narratifs ou esthétiques sur les jeunes parents célibataires, la cinéaste dresse un portrait renversant d’un homme au bord du précipice. En mélangeant passé et présent, nostalgie et impatience, souvenirs et images, elle saupoudre son film d’indices indiscernables pour des yeux d’enfants mais qui, avec une perspective adulte, se révèlent. Son désir de compréhension, de communication – voire de communion – avec son père va jusqu’à souhaiter avoir eu le même âge, au même moment. Pour avoir pu voir, avoir pu comprendre et avoir pu réagir. Une occasion touchante que la réalisatrice offre à ses personnages, en musique : « love dares you to care for the people on the edge of the night ».
Avec une grâce épurée, l’œuvre de Charlotte Wells distille un sentiment de tristesse délicate et de tendresse bleutée. Il y a quelque chose de l’ordre du miracle dans Aftersun : cette figure de père, aux contours flous, discontinus évoque plus qu’elle ne représente ; elle est novatrice mais étrangement familière. L’excellent Paul Mescal donne vie à ce personnage tout en contrastes, tout en reflets, et, avec son aide, la réalisatrice nous accueille dans son intimité en nous autorisant à y projeter un peu de la notre. Un film d’une beauté étonnante et, plus encore, d’une absolue rareté.
De l’« après-soleil » du titre, il ne sera pas question dans ce premier film, mais de soleil et d’après, tout le temps… Quand elle avait 11 ans, la petite Écossaise Sophie a fait un voyage organisé en Turquie, seule avec son père, Calum. Des années plus tard, elle se remémore ces quelques jours solaires, dont restent des images tournées en vidéo, typiques de ces « vacances géniales » qu’elle disait alors avoir vécues. Et elle était sincère. Avec le temps, quelque chose de mystérieux est cependant venu s’ajouter à la mélancolie du bonheur passé…
Avec ce projet de fiction modeste mais chargé d’une grande intensité autobiographique, Charlotte Wells impose un climat singulier et d’emblée extrêmement attachant. Déjà repérée aux États-Unis, où a été produit Aftersun, Grand prix du Festival du film américain de Deauville 2022 après une première mondiale à la Semaine de la Critique à Cannes, cette jeune cinéaste écossaise met en scène des personnages volontiers silencieux qu’elle regarde avec un œil aussi tendre qu’acéré. Discrètement, elle inverse les places. La chambre d’hôtel n’a qu’un grand lit, Calum dormira dans le petit, qui a été rajouté. Il est soucieux de veiller sur Sophie mais c’est elle qui l’observe, remarque ses moments d’absence, au bord de la tristesse. Un soupçon de malaise qu’il chasse en dansant ou en faisant des mouvements de ninja au ralenti, comme un ado.
La fragilité est du côté de l’adulte protecteur, plâtré après s’être cassé un poignet. Dans le décor d’une station balnéaire banale, la réalisatrice trouve matière à un langage sensible. Le ciel bleu est traversé par des parachutes dont la légèreté accentue la pesanteur du père. Une baignade ouvre sous lui un abîme. Même l’occupation la plus touristique devient troublante : dans une boutique où il veut acheter un tapis, Calum apprend que tous ont une histoire, racontée à travers leurs motifs, alors que lui semble avoir perdu le fil de la sienne. On comprendra qu’il a quitté l’Écosse, où Sophie vit avec sa mère, qu’il manque d’argent. On le sentira surtout exposé au soleil noir du mal de vivre. Interprété par Paul Mescal, révélation de la série Normal People, ce personnage de père est bouleversant tant il est secret, jusqu’à la souffrance. C’est ce que la jeune Sophie (Frankie Corio) éprouvera rétrospectivement, devenue adulte. Entre eux deux, si proches et si séparés, Aftersun fait vibrer un lien d’une délicatesse comme on n’en avait pas vu depuis le film de Sofia Coppola, Lost in Translation.
Après un passage remarqué dans divers festivals (prix du jury à Deauville et prix French Touch de la Semaine de la critique cannoise), le premier long-métrage de la cinéaste d'origine écossaise Charlotte Wells, Aftersun, débarque enfin dans nos salles obscures. On y suit les vacances de la petite Sophie (Frankie Corio) et de son père Calum (Paul Mescal) qui tentent tant bien que mal de passer un bon moment ensemble, sans vraiment parvenir à se comprendre mutuellement.
Réalisatrice soutenue par les BAFTA de New York et de Los Angeles, et classée parmi les 25 nouveaux visages du cinéma indépendant par Filmaker Magazine, Charlotte Wells fait partie des jeunes cinéastes scrutées, voire déjà adoubées, par la classe indépendante du cinéma d'outre-Atlantique. Il faut dire qu'Aftersun n'est pas étranger à quelques tics (et tocs) esthétiques d'un certain cinéma d'auteur américain, dit de Sundance, à grands coups de ralentis, de passages esthétisants (scènes de boîte de nuit, notamment) et d'une forme de dilatation des enjeux scénaristiques.
Si cette anti-dramatisation de l'action n'est pas un problème en soi, et qu'elle laisse place à quelques beaux moments d'errance quasi-antonioniennes, le côté un peu générique et légèrement programmatique de cette forme a tendance à étouffer l'émotion du spectateur. Malgré tout, en fragmentant les corps (des mains qui se touchent, des nuques qui transpirent) et en traquant des reflets (dans des vitres, écrans, miroirs), Charlotte Wells parvient à se rapprocher au maximum du ressenti de ses personnages, et donc à aborder son récit avec sensibilité.
Un récit, quelque part entre fiction et documentaire, qui se découpe en une collection de simples moments de vie, en mettant à distance la notion de conflit dramatique. Ainsi, en plongeant le spectateur au coeur des plus petits instants de ce voyage, la cinéaste favorise une émotion diffuse plutôt que de gros effets mélodramatiques. Charlotte Wells ne réinvente ici aucune forme, mais l'épure de sa narration et l'acuité de son filmage distillent une jolie délicatesse envers ses personnages.
Ce qui ne signifie pas pour autant qu'Aftersun en devient anecdotique ou inefficace. Si le film n'incarne pas toujours ses affects, et laisse parfois le spectateur de côté, sa sensibilité mène progressivement à un climax très touchant. Un crescendo qui atteint son apothéose lors de la superbe scène de danse finale, où les notes de la chanson Under Pressure viennent intensifier un montage parallèle bouleversant.
TURQUIE, 31 AOÛT
Ce principe d'une émotion éparpillée jure avec l'énergie du coming of age dans lequel le film s'inscrit. Le premier bisou, la scène du karaoké, la première soirée avec des jeunes plus âgés : tous les ingrédients du film de vacances adolescent sont bien là, mais ils semblent comme recouverts d'un voile d'amertume et de mélancolie. Entre déception, ennui et discordance, rien ne se passe exactement comme les personnages le désirent, et même lorsque c'est le cas, ils n'en retiennent jamais le plaisir fantasmé.
Un très beau spleen général emballe alors le récit d'Aftersun, et empêche les protagonistes de pleinement profiter de leurs vacances. En découle alors un profond mal-être contre lequel les personnages vont essayer de lutter (scène de la salle de bain, ou encore du bain de boue). Il y a quelque chose de tragique et de bouleversant dans ce refus d'une forme de tristesse, visiblement inéluctable.
Mais il n'y a rien à faire, quelque chose cloche. La mélancolie des personnages s'imprime alors jusque dans la mise en scène, que ce soit à travers des paysages vides, souvent sculptés par l'horizon, ou encore par des décors habités de figurants souvent statiques/peu mobiles. En plus d'insuffler une certaine élégance à sa mise en scène, le sens de la composition de Charlotte Wells permet de capter un environnement comme vidé de son énergie, et d'en dégager une délicate amertume.
Une amertume que travaille également le duo d'interprètes principaux du film, Frankie Corio et Paul Mescal, à travers un jeu tout en intériorité. Entre la maturité de la performance de la jeune femme et l'acuité bouleversante de celle de l'acteur de Normal People, les comédiens d'Aftersun impressionnent de sensibilité et de précision. Un mélange d'épure et de finesse qui se voit parfois rompu par quelques explosions d'affects d'autant plus touchantes, comme lors de la crise de larmes de Calum.
AVANT QUE DE TOUT PERDRE
Cependant, malgré ces quelques surgissements d'émotion, le personnage de Calum reste insaisissable. À l'instar de Sophie, le spectateur ne connaît pas grand-chose de son passé et des tracas qui le hantent. Seules les résonnances de son état dépressif sont mises en scène, laissant place à une émotion feutrée et discrète, notamment lors de la scène des tapis ou celle de l'ouverture du plâtre.
L'économie de la caractérisation de ce personnage augmente le film d'un mystère qui, en plus d'être stimulant, donne à voir et à ressentir la distance qui sépare deux individus, et la difficulté de complètement saisir et comprendre un être aimé. Sophie est au carrefour des possibles que va lui offrir la vie. Calum, lui, est confronté aux regrets cumulés au fil des années. Peut-on s'aimer et prendre du plaisir ensemble sans réellement se comprendre ?
À cette question, la mise en scène de Charlotte Wells apportera plus de réponses que n'importe quel dialogue d'exposition, renforçant ainsi la noirceur sourde des silences qui parcourent le film. À la fois belle et terrifiante, la séquence de l'errance nocturne de Calum en est sans doute le plus bel exemple, le personnage étant filmé comme un fantôme à la recherche d'un foyer, d'une présence.
Ainsi, Aftersun s'éloigne bien volontiers d'une forme de réalisme, notamment dans sa structure qui conjugue avec malice les temporalités à travers une boucle narrative et quelques flashforward. Tout est lié dans Aftersun, déjà écrit, comme si la mélancolie du retour de vacances était déjà présente dès l'arrivée en Turquie, et que la tristesse de la vie d'adulte hantait déjà l'innocence de l'enfance. C'est dans ses variations sensibles que Charlotte Wells parvient à créer une oeuvre non sans défaut, mais profondément riche et sincère
Les deux plus beaux films du mois de février, Aftersun de Charlotte Wells et The Fabelmans de Steven Spielberg, explorent chacun à leur manière les mystères de l’âge adulte vus à travers les yeux d’un enfant. D’un côté, une fille de 11 ans qui part en vacances en Turquie avec son père; de l’autre, un adolescent, double non-dissimulé du réalisateur lui-même, qui se prend d’amour pour le cinéma et réalise avec les moyens du bord des petits films entre amis qui ont l’ambition des grandes productions hollywoodiennes. Dans les deux longs-métrages, plane une atmosphère d’insouciance et de désinvolture, caractéristiques de cette période de l’enfance où l’identité s’affirme au travers des multiples expériences que chacun vit.
Mais très vite l'euphorie retombe et sonne la fin de l'innocence. Les images, capturées par les deux jeunes héros, ont moins pour objectif d'immortaliser un instant empli de magie et vitalité, durant lequel enfants et parents seraient plus que jamais unis, que de révéler ce que la progéniture ne décelait pas jusqu'alors, avec ses yeux. La caméra dépasse son statut d'outil pour devenir un pouvoir aux conséquences parfois dramatiques. Dans The Fabelmans, le septième art débarque dans la vie de Sammy Fabelman dans un éclat de violence sidérant, que celui-ci ne cessera de reproduire, avec ses jouets et une caméra amateur, comme pour chasser le traumatisme originel de la fiction. Quelques années plus tard, autour d'une scène-clé dont on taira le dénouement, c'est ce même médium qui révèlera d'indicibles secrets de famille et fabriquera de nouvelles blessures.
Chez Aftersun, les non-dits sont omniprésents. Et là où le film de Spielberg tend à les éclairer pour mieux ramener la paix sur un passé douloureux, Charlotte Wells accumule fragments de vie et ellipses frontales qui auront de quoi désarçonner le spectateur. Où nous emmène le film ? Quel clé de compréhension doit-on aller chercher au fond de ces images ? On pressent que ces vacances ont une teneur particulière, presque funeste. Aftersun évoque à coup sûr la complexité d'une relation entre un père qu'on peut deviner absent, malheureux, en colère contre lui-même, et sa fille qui avance lentement vers l'adolescence (premières amitiés, premiers émois et premières rebellions).
C'est un saut dans le temps, plusieurs années en avant, qui nous induit dans ce sens-là. On découvre alors que les images que l'on regarde sont en partie celles que revoit Sophie, devenue adulte, parent et en quête de réponses. À propos de quoi ? Le film ne le précise pas. Mais on comprend que le mystère qui plane autour de son père Calum est pesant au point que ces souvenirs doivent faire l'objet d'un second visionnage, avec des yeux nouveaux (ou une posture qui appellerait à davantage de compréhension de ce contre quoi il luttait). Que cette détresse silencieuse a fait naître, en dépit de tous les efforts du père pour que sa fille ait une vie plus paisible que la sienne, une colère et un sentiment d'abandon immuables. C'est avec cette matière d'une incroyable complexité humaine que Charlotte Wells tisse un film à la fois délicat et aux émotions rugueuses.
Que Barry Jenkins, réalisateur acclamé de Moonlight et Si Beale Street pouvait parler, soit cité parmi les producteurs du film n'a rien d'un hasard. L'Écossaise Charlotte Wells partage avec l'Américain ce goût pour les coups d'éclat formels comme manières de sublimer les sentiments les plus enfouis. Parmi les moments les plus remarquables du film, une séquence mentale d'une beauté inouïe où père et fille se retrouvent dans une boîte de nuit, côte-à-côte sans parvenir à se distinguer clairement, séparés par cette lumière clignotante qui évoque une mémoire parcellaire, comme un assemblage d'images égarées. L'usage du “Under Pressure” de David Bowie et Queen en fond musical ajoute une dimension tragique qui balaye tout sur son passage et marque la rétine au fer rouge.
Aux côtés de l'épatante Frankie Corio, sélectionnée parmi plus de 800 enfants pour incarner Sophie, qui de mieux que Paul Mescal, déjà éblouissant dans la série Normal People, pour incarner tour à tour cette intensité et cette vulnérabilité qui sont au cœur même du film. Il faut certainement avoir la trempe d'un grand acteur en devenir pour camper sans sourciller, à 25 ans, un personnage de père de famille en éjectant tout ridicule et en marquant un décalage, une cassure avec la posture traditionnellement autoritaire de la figure paternelle au cinéma comme pour mieux ressentir ce malaise à trouver sa place dans un monde qu'on sent filer entre nos doigts. C'est un film qui, à la façon de ses personnages, prend la fuite mais qui ne peut s'empêcher de regarder derrière lui, rattrapé par l'illusion lointaine d'un temps où l'on pouvait chanter et danser sans craindre ce que l'avenir nous réserve.
Aftersun s’ouvre sur une vieille vidéo de vacances comme on en connaît tant. Une petite fille joueuse filme son père, qui esquive ses questions. Amusante, la séquence suit son cours jusqu’à être brusquement mise en pause. Dans le reflet du téléviseur, une femme, que l’on devine être la même petite fille, désormais plus âgée, regarde l’image fixe ; le silence, ainsi que les tons sombres, bleutés et froids, suggèrent impassiblement le gouffre qui la sépare de ces fragments du passé. Elle qui voudrait recouvrir dans ces vidéos quelque chose de l’ordre du temps perdu n’y trouve que des souvenirs lacunaires, en basse définition. De ce parti pris (un retour distancié sur des archives familiales), Charlotte Wells tire une émouvante série de réminiscences qui tentent de s’approcher un peu plus des émotions et des visages du passé des personnages.
Sophie (Frankie Corio) passe des vacances avec son père, Calum (Paul Mescal). C’est un père très jeune, que l’on confond parfois avec le frère de Sophie et qui, tout en étant intimement proche de sa fille, semble souvent échapper à son regard. Calum glisse pourtant au début du film la clef pour permettre à cette dernière de mieux le cerner : « Si tu pointes la caméra suffisamment longtemps sur quelque chose, elle captera mieux la lumière. » Charlotte Wells prend justement le temps de déplier les séquences afin de laisser infuser doucement les sentiments qui s’y déploient. Dans cette perspective, elle étire souvent les plans pour rendre compte de manière sensible d’instants partagés. La cinéaste les organise par ailleurs souvent autour de deux actions différentes et simultanées, afin de laisser l’attention du spectateur glisser de l’une à l’autre : libre à chacun de regarder alors dans le détail les deux personnages.
Le temps perdu
Les moments que Charlotte Wells choisit de recomposer peuvent de prime abord paraître curieusement ordinaires. Ce séjour banal, presque insignifiant, dans un ersatz de Club Med où la petite fille chaloupe entre l’ennui poli, les émois maladroits et les mésaventures quotidiennes, ne paraît guère propice à l’éclosion de souvenirs marquants. C’est que l’intérêt de sa démarche est ailleurs : il s’agit de ressaisir un épisode dont la futilité n’a d’égale que la grâce ; seule l’entreprise de reconstitution mémorielle permet d’y déceler du sens et de la beauté. Le regard doucement rétrospectif sur les instants révolus, même insignifiants, ravive leurs couleurs. Ce cocon mémoriel, pourtant si calme et doux, n’en est pas moins chahuté de l’intérieur par l’inquiétude et la mélancolie qui travaillent les deux personnages. Calum semble ne jamais vraiment parvenir à s’accorder avec ce qui l’entoure : lui, qui voudrait déceler dans l’existence (comme dans les tapis orientaux qu’il admire) une série de motifs réguliers recelant une histoire singulière, se voit confronté à l’effroyable frivolité d’une vie composée de moments anodins. En re-filmant ce père après-coup, en proie à des tourments douloureusement cachés, Wells rend à son personnage l’intensité de ces épisodes disparates. La démarche accuse sciemment un manque d’ampleur : la cinéaste finirait presque par s’enfermer dans une bulle réconfortante, tant la tendresse uniforme du film berce le spectateur autant qu’elle mécanise et cadenasse le récit, l’empêchant de dévier de son cap initial. Mais ce qu’il perd en force, Aftersun le gagne en constance, dans l’émotion diffuse et durable qu’il déploie.
Même lorsque la cinéaste livre les scènes attendues de certains genres qu’elle coudoie – le teen movie, exemplairement –, elle parvient habilement à déjouer les attentes. Au bord d’une piscine d’intérieur, les pieds dans l’eau, Sophie embrasse pour la première fois un garçon, celui avec lequel elle traîne depuis quelques jours. La beauté de cette scène ne réside pas dans le baiser lui-même, rapidement laissé hors champ, mais dans le léger panoramique qui s’attarde sur l’eau et dévoile, par un reflet, quelques enfants voyeurs venant malicieusement troubler les deux petits amis. Car le souvenir d’un premier baiser n’est pas indépendant de ce qui l’entoure ; il s’imbrique dans un lieu, un moment, une foule de gestes et de sons voisins qui le définissent et en nourrissent la singularité. Ce mouvement de caméra, simple et gracieux, incarne le travail même de la mémoire, comme la marque discrète d’une remémoration active, quasi proustienne. Aftersun ne se contente dès lors pas de mettre en image une collection de souvenirs triés sur le volet : il s’inscrit dans le prolongement d’une mémoire qui ranime à l’envi ce qu’elle souhaite retenir. Quelque part dans le flux des souvenirs, Sophie livre l’une de ses pensées à l’ombre d’un parasol : « Je me dis souvent que deux personnes sous le même soleil, même à l’autre bout du monde, sont d’une certaine manière ensemble. » Dans ce film à la fois doux et faussement paisible, Charlotte Wells réunit de cette façon une fille et son père au sein d’une même image, leur permettant, à travers le temps, de partager encore un moment ensemble.
Fiche technique
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Royaume-Uni, Etats-Unis2021
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Réalisation : Charlotte Wells
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Scénario : Charlotte Wells
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Image : Gregory Oke
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Décors : Billur Turan
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Costumes : Frank Gallacher
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Son : Jovan Ajder
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Montage : Blair McClendon
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Musique : Oliver Coates
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Production : AZ Celtic Films, BBC Film, PASTEL, Screen Scotland, Tango Entertainment, Unified Theory
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Interprétation : Paul Mescal (Calum), Frankie Corio (Sophie), Celia Rowlson-Hall (Sophie adulte), Sally Messham (Belinda)...
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Distributeur : Condor Distribution, MUBI
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Date de sortie : 1 février 2023
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Durée : 1h42
FESTIVAL ET PRIX
Grand Prix et Prix de la Critique Deauville 2022
Paul Mescalil est en lice pour l’Oscar du meilleur acteur.
Les interviews
Entretien avec Charlotte Wells
Charlotte Wells, réalisatrice d’“Aftersun” : “Je me suis effacée pour permettre aux gens de s’approprier l’histoire”
Avec son premier long métrage, en salles le 1er février, la cinéaste de 35 ans impressionne. Nous touche, aussi. Cette chronique estivale, d’apparence légère, entre un père et sa fille pose un voile pudique sur des brûlures autrement cruelles. Rencontre.
L’image est un peu sale : sur la VHS que Sophie repasse en boucle, son père, Callum (extraordinaire Paul Mescal, nommé à l’Oscar du meilleur acteur), improvise une danse. Les deux ont passé leurs dernières vacances ensemble cet été-là. Qu’est-ce qui s’est cassé dans cette station balnéaire de Turquie, et pourquoi ? Comment reconstruire la mémoire d’un père disparu si vite ? À partir de bribes, de sensations, le film est comme une délicate et douloureuse enquête pour le comprendre, vingt ans plus tard. Devant Aftersun, en salles depuis le 1er février, on pense à Sofia Coppola, Françoise Sagan ou Margaret Tait, un peu à la solitude moderne d’Edward Hopper ou de David Hockney…
Lorsque nous rencontrons Charlotte Wells dans un petit hôtel chic du 6ᵉ arrondissement de Paris, la réalisatrice écossaise, passée par Oxford et la Tisch School of the Arts, arbore une décontraction toute britannique. Pourtant, le regard semble fuyant. On la croit timide, on a tout faux : si Charlotte Wells baisse si souvent les yeux, c’est pour mieux chercher dans les méandres du souvenir, faire jaillir de la pensée ce qu’il y aurait de plus juste. Rencontre avec une cinéaste qui préfère plonger dans l’abîme pour regarder le monde en face.
Vous définissez Aftersun comme une “autobiographie émotionnelle”. Qu’entendez-vous par là ?
J’ai inventé cette expression pour éviter d’évoquer les aspects « biographiques » du film, mais cela a produit l’effet inverse… En réalité, ces événements ne se sont pas déroulés. Nous n’avons pas passé ces vacances ensemble. Sophie n’est pas moi. Callum n’est pas mon père. Et même si mon expérience a servi d’inspiration à l’écriture [Charlotte Wells a perdu son père à l’adolescence, ndlr], il m’a fallu beaucoup de temps pour articuler un lien personnel avec le scénario. En revanche, les sentiments exprimés sont bien les miens, c’est d’ailleurs ce qui m’a poussée à faire le film. Et s’il est si personnel, c’est qu’il est représentatif de ma façon d’observer ou de réinterpréter le monde à travers le cinéma, comme Sophie avec son Caméscope. Surtout, je n’ai pas l’impression d’avoir vu la relation que j’avais avec mon père si souvent représentée au cinéma.
“Il y avait une forme de nécessité à faire le film. Le travail en amont du projet m’a apporté un soulagement.”
Pendant une scène assez triste de karaoké, on entend Losing My Religion de R.E.M. et son dernier couplet “That was just a dream”. Qu’est-ce qui est perdu et qui n’était qu’un rêve ?
Ce que j’ai découvert en écrivant, c’est qu’il s’agissait d’un film sur la mémoire. Les images de vacances que Sophie a enregistrées avec son Caméscope, ce ne sont pas forcément celles qu’elle veut garder. Alors elle remplit les trous − ce qui est perdu − avec ses souvenirs et son imaginaire, parfois en mêlant les deux… C’est impossible à distinguer. C’est aussi en ce sens que mon film paraît si personnel : je suis cinéaste, je réinvente des sentiments de désir ou de perte autrefois très purs. Et tout n’est qu’un rêve parce que rien de tout cela n’est vrai.
Le film s’appelle Aftersun (“après-soleil”) : est-il une sorte de remède à vos blessures ?
En tout cas, il y avait une forme de nécessité à faire le film. C’est surtout le travail en amont du projet qui m’a apporté un soulagement. Après, ça devient purement technique et je ne m’autorise qu’occasionnellement à m’ouvrir à l’émotion.
C’est un film très mélancolique, traumatique même. Y a-t-il eu un événement spécifique qui vous a poussée à l’écrire ou était-ce en vous depuis longtemps ?
Je me souviens être sortie de la douche et avoir pensé : « Pourquoi est-ce que je ne fais pas une histoire à ce sujet ? » C’est comme si j’avais lutté et cherché pendant des années, et tout à coup c’était là. Auparavant, après une conversation avec mon grand-père, combinée à l’image d’un arbre de Noël en feu, j’avais écrit Blue Christmas (2018), qui reflète mes sentiments à propos de Noël. Aftersun m’est apparu de manière plus informe, c’était une sorte de suite à mon premier court métrage, je ne l’ai compris que récemment.
Charlotte Wells sur le tournage d’“Aftersun”.
De façon plus prosaïque, j’ai commencé à y penser pendant ma dernière année d’école de cinéma : tout le monde parlait de ce que pourrait être son premier long métrage, et je me sentais obligée d’y réfléchir aussi. J’ai donc commencé à regarder des films « père-fille » avec un de mes enseignants. Puis je suis partie en vacances dans une station balnéaire… ce qui a radicalement changé le premier jet, qui avait une trame beaucoup plus classique.
“Je préfère toucher profondément une partie du public qu’être comprise par tout le monde.”
Le film est très dur, et pourtant vous abordez cette autobiographie avec beaucoup de délicatesse, de pudeur. Pourquoi cette réserve ?
Il était intéressant de voir comment, quand on choisit une narration plus visuelle que guidée par le dialogue, quand on marche sur ce fil tranchant de la subtilité narrative, on se connecte davantage avec le public, même si ça laisse aussi beaucoup de spectateurs sur le carreau. Je préfère toucher profondément une partie d’entre eux qu’être comprise par tout le monde. C’est pour cette raison qu’il y a une forme de distance. Environ 10 % du public se soucie vraiment de ce que vous faites. Et ça me semble plutôt être un bon chiffre, même si mon producteur n’est pas d’accord (rires). Les films ne sont pas pour tout le monde. Aucune œuvre d’art n’est pour tout le monde.
De cette façon, on n’en sait pas tellement plus sur le destin du père…
Le film consiste finalement à essayer de comprendre qui est Callum, de quoi il souffre et quelle est la nature de sa relation avec Sophie. Moi je le sais très bien, mais je me suis effacée pour permettre aux gens de s’approprier l’histoire en apportant leur expérience du monde, leur expérience d’enfant.
Que dirait Charlotte adulte à la petite Charlotte enfant ?
Je n’aurais pas envie de modifier le cours des événements parce qu’en fin de compte ils se sont bien passés. Peut-être que je ne dirais rien du tout. J’ai toujours été une enfant très introspective, très mélancolique dans les moments calmes, je ne suis pas sûre que je changerais cela non plus. C’est toujours ma façon d’être, ma vision du monde. Donc je pense que je lui donnerais simplement les numéros du Loto (rires).
Comptez-vous faire d’autres longs métrages ?
J’espère, oui, même si c’est très difficile. Et je pense qu’il y aura toujours beaucoup de moi dans chacun de mes travaux.