Butterfly vision Jeudi 17 Novembre 20h30
« Butterfly Vision » : les traces indélébiles de la guerre en Ukraine
Achevé la veille de l’invasion russe et présenté au Festival de Cannes, le premier film de Maksym Nakonechnyi est devenu un symbole du conflit
.« En écrivant le scénario, j’ai compris que je voudrais que ce soit une histoire d’espoir et d’humanité dans un contexte de désespoir. »
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Synopsis et détails
Après plusieurs mois passés en prison dans le Donbass, Lilia, spécialiste en reconnaissance aérienne, retourne auprès de sa famille en Ukraine. Traumatisée par sa captivité, Lilia est tourmentée par des visions. Quelque chose de profondément ancré en elle l’empêche d’oublier. Mais refusant de se voir comme une victime, elle se bat pour se libérer.
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Critiques
Critique par Guillemette Odicino
Publié le 10/10/2022
Échanges de prisonniers dans le Donbass. Lilia, experte en reconnaissance aérienne, retrouve les siens en Ukraine après plusieurs mois de captivité. Les médias veulent lui arracher des commentaires, elle doit subir des examens physiques, sa mère et son petit ami tentent de percer le mystère de son calme étrange… L’horreur est, en fait, ancrée en Lilia : la jeune femme se découvre enceinte, suite aux viols qu’elle a subis dans sa geôle russe. Alors qu’elle hésite à avorter, son petit ami, sous le choc, rejoint un mouvement d’extrême droite…
Comment se reconstruire quand la violence couve aussi à domicile, dans une Ukraine que le réalisateur et sa coscénariste n’hésitent pas à montrer tiraillée par des conflits internes ? Avec ce premier long métrage impressionnant, Maksym Nakonechnyi capte le traumatisme de guerre sans aucune complaisance, et l’analyse dans ses conséquences intimes. Les souvenirs de Lilia remontent sous forme de cauchemars surréalistes et d’images pixellisées, comme filmées par un appareil de reconnaissance défectueux, cassé par l’ennemi. Ces sautes d’images tranchent avec le beau naturalisme de l’ensemble, tels des bugs invisibles aux yeux des proches.
À la dévastation de Lilia, le film oppose donc une déchirure sociale, à travers le personnage du petit ami qui s’adonne à des exactions contre des Roms en tenue paramilitaire. Butterfly Vision s’impose ainsi comme le magnifique portrait d’une femme en terrain hostile, héroïne de sa propre libération, silhouette butée fuyant le statut de victime. Dans ce rôle, Rita Burkovska impose un mystère insondable, une distance presque gracieuse. Comme un papillon indestructible face aux horreurs de la guerre.
Forcément, chaque film ukrainien qui traitait du conflit avec la Russie a pris une nouvelle dimension suite aux événements récents. Chaque image nous rappelle à la triste réalité, aux crimes de guerre commis, aux traumatismes racontés que la communauté internationale ne peut plus ignorer. Si certains métrages ont ainsi reçu un coup de projecteur plus fort, du simple fait de leur nationalité, d’autres justifient ces regards curieux par des qualités cinématographiques indéniables. "Butterfly Vision" fait partie de cette catégorie, Maksym Nakonechnyi signant une œuvre engagée et complexe, où la société ukrainienne est scrutée dans ses travers comme dans son incroyable résilience.
La caméra du réalisateur s’attarde sur Lilia, une jeune spécialiste en reconnaissance aérienne, lorsqu’elle revient auprès de sa famille après plusieurs mois passés dans une prison du Donbass. Mais son retour ne rime pas avec liberté, tant les stigmates de sa détention sont omniprésents, les atrocités perpétrées par les soldats russes, des cauchemars qui hantent ces nuits. Entre onirisme et fantasmagorie pour les flash-backs, le présent est lui privé de toute magie, entre groupuscules d’extrême droite et tribunal citoyen sur les réseaux sociaux. Loin du front et de la violence des combats, le conflit est pourtant partout, dans chaque pensée et recoin de la ville.
Drame sur la quête impossible d’une reconstruction, dans un monde où peu peuvent comprendre les blessures invisibles, le film est également une ode à ceux qui osent s’élever et refuser la soumission, n’oubliant pas d’injecter un peu de lumière dans son récit malgré la noirceur du quotidien décrit. Remarqué dans la section Un Certain Regard du dernier festival de Cannes, "Butterfly Vision" est aussi bien un témoignage saisissant qu’un portrait réussi d’une femme, dont les pensées profondes demeurent cachées, mais pourrait-il en être autrement ? Comment essayer de retranscrire au mieux l’impensable qu’en laissant sa seule protagoniste sonder son âme ? Mêlant l’intime et le pamphlet, ce premier métrage de fiction impressionne par sa maîtrise. À ne pas rater !
Penser que la forte présence du cinéma ukrainien – quatre films, toutes sections confondues – relèverait uniquement d’un signe de solidarité de la part du festival serait une erreur. Prenons, par exemple, Butterfly Vision, présenté à Un Certain Regard, premier long métrage du réalisateur ukrainien Maksym Nakonechnyi (en lice pour la Caméra d’or). Il met en scène Lilia (impressionnante Rita Burkovska), une jeune femme engagée dans l’armée, plus précisément dans la reconnaissance aérienne par drone, qui retourne auprès de sa famille après plusieurs mois de captivité dans le Donbass.
La joie des retrouvailles est de courte durée, car Lilia porte en elle le fruit d’une horrible violence, arme de guerre que l’on sait ancienne et généralisée : le viol. Un viol commis par ses geôliers russes, accompagné de tortures, ayant pour conséquence le fait que Lilia est désormais enceinte.
Première bonne surprise : la manière dont le cinéaste traite le trauma, sans lourdeurs ni exhibitionnisme. Ce sont de très brèves séquences de réminiscence, où des bribes de souvenirs de captivité transpercent l’esprit de la jeune femme. Elles apparaissent en partie pixellisées, comme si un appareil de reconnaissance se mettait à dysfonctionner, était touché par une arme ennemie. D’autres sont de nature onirique : Leila rêve, ou cauchemarde, voyant des cratères d’obus en pleine ville (images aujourd’hui hélas bien réelles…). Maksym Nakonechnyi a fait le pari qu’il n’était pas nécessaire d’en rajouter. Que ce qu’il racontait était suffisamment lourd pour ne pas accabler son film (et par la même occasion son spectateur) d’un pénible pathos.
D’autant que Lilia ne doit pas seulement faire face à ce terrible choix : avorter ou pas, et aux réactions violentes de son petit ami, Tokha (Liubomyr Valivots), devant cette situation. La voie de sa reconstruction passe par des terrains hostiles. C’est là la seconde surprise de ce film, loin d’être anodine. En effet, la société ukrainienne que donne à voir le cinéaste n’est pas celle qui nous apparaît (avant tout dans les médias) depuis le 24 février, date de l’invasion russe. Une scène, par exemple, relativise sérieusement la solidarité des Ukrainiens envers celles et ceux qui se battent sur le front. Lilia est montée dans le bus d’une compagnie privée. Alors que son statut de combattante la dispense de payer son trajet, les autres passagères, à l’exception d’une seule, s’offusquent et crient à l’injustice. Leila n’a comme issue, pour garder sa dignité, que de redescendre.
Butterfly vision témoigne aussi des frustrations et des haines qui secouent le tissu social. Tokha, membre d’un groupe paramilitaire, annonce à Leila que la prochaine révolution ne sera pas pacifique. Pour l’heure, il s’adonne avec ses camarades à des actions punitives envers les Roms. En détruisant leurs abris dans un bois, ils commettent un meurtre. Crime du racisme ordinaire, dans un univers ultra-militarisé (Tokha dispose d’une panoplie d’armes impressionnante). Maksym Nakonechnyi a choisi les couleurs de la guerre – le kaki, le vert sombre… – comme teintes dominantes de son film. Comme si la guerre du Donbass contaminait tout le pays, s’y était propagée avec ses conséquences délétères, mortifères. Butterfly Vision ouvre des horizons et des registres de complexité permettant de mieux comprendre un pays auquel beaucoup d’entre nous ne s’intéressent que depuis quelques mois. Ne serait-ce que pour cela, il est éminemment précieux.
On est abreuvé d’images d’Ukraine sur les écrans de télévision du matin au soir, réduisant la guerre à une série d’explosions qui amputent les villes et les campagnes. Les soldats sont parfois vus furtivement, dans leur véhicule ou sur le front. On ne pense pas à ces centaines de femmes et d’hommes qui sont enlevés par les séparatistes russes et font l’objet de tractations funestes entre la Russie et l’Ukraine. Lilia est de ceux-là. Elle a été capturée par des séparatistes en plein Donbass. Elle revient auprès des siens, avec un corps défait, des cicatrices profondes à la place des tatouages qui habillent ses bras et son dos. Elle revient surtout avec des cauchemars pleins les yeux, et un ventre rond d’un enfant qui a été conçu en captivité.
Tout est dit. Butterfly Vision n’est pas un simple film sur la guerre. C’est un rappel solennel que la guerre abat les hommes, mais qu’elle se révèle encore plus monstrueuse à l’égard des femmes. En plus d’être soldats, elles sont la proie de toutes les perversités humaines, leur corps étant convoité pour la jouissance macabre qu’il augure chez l’ennemi.
Mais Maksim Nakonechnyo ne fait pas un film partisan. Il adopte un point de vue très digne, très dépouillé, jusqu’au choix d’une image sombre, sans filtre. Les examens médicaux que la jeune femme subit sont regardés de loin, derrière un panneau, comme s’il ne fallait pas répéter l’outrage que son corps a déjà subi. Le passé monstrueux de la jeune femme ressurgit par saccades, mais le réalisateur refuse d’ostraciser les tortures qu’elle a connues. La suggestion est la voie la plus appropriée pour dessiner les contours de l’indignité, de l’inhumanité et de l’ignominie. Maksim Nakonechnyo ne rajoute pas du drame au drame. Il regarde son personnage avec ses démons, ses blessures ; il la tient à distance de la caméra, comme si, à travers la comédienne magnifique qui incarne ce personnage brisé, il fallait encore plus de recul et de respect pour envisager les corps féminins.
Butterfly Vision est beaucoup plus qu’un film de cinéma. C’est une œuvre qui témoigne de toutes les blessures laissées par la guerre et de la difficulté, voire l’impossibilité de retrouver une existence paisible. Le nationalisme et le racisme contre les communautés Roms se mêlent à ce récit tragique, rappelant à nos consciences que la ligne du bien et du mal est de loin aisée à tracer.
Fiche technique
titre international :Butterfly Vision
titre original :Spas
pays :Ukraine, République tchèque, Croatie, Suède
année :2022
genre :fiction
réalisation :Maksym Nakonechnyi
durée :107'
date de sortie :FR 12/10/2022
scénario :Maksym Nakonechnyi, Iryna Tsilyk
acteurs :Rita Burkovska, Natalya Vorozhbit, Daria Lorenci, Lyubomyr Valivots
directeur de la photo :Khrystyna Lizogub
montage :Ivor Ivezić, Maksym Nakonechnyi
producteur :Darya Bassel, Yelizaveta Smith
coproducteur :Anita Juka
producteur délégué :Laura Sinovcic, Olena Yakovitska
producteur exécutif :Tetyana Pidgayna
production :Tabor Production, Masterfilm, 4 Film, Sisyfos Film Production
distributeurs :Nour Films
Le réalisateur
Filmographie :
INVISIBLE (CM, 2017)
NEW YEAR FAMILY (CM, 2018) T-SEB (CM, DOC, 2020)
L-NASTYA (CM, DOC, 2020)
G-NICK (CM, DOC, 2020)
B-YARA (CM, DOC, 2020) BUTTERFLY VISION (2022)
Maksym Nakonechnyi est un réalisateur et producteur ukrainien.
En 2012, il obtient son diplôme de réalisation de L'Université nationale de théâtre, de cinéma et de télévision Karpenko Kary de Kiev. Il travaille sur différents projets pour la télévision et a co-fondé la société de production indépendante Tabor qui produit des documentaires, des films de fiction, des productions théâtrales et des publicités. Maksym Nakonechnyi a réalisé les courts métrages de fiction Invisible et La Nouvelle année en famille.
Le premier long-métrage de l’Ukrainien Maksym Nakonechnyi, 31 ans, est achevé fin février 2022, la veille de l’invasion de son pays par l’armée russe. Trois mois plus tard, Butterfly Vision est présenté à Cannes dans la catégorie Un certain regard.
En 2018, Maksym Nakonechny est monteur sur le documentaire d’Iryna Tsilyk, The Earth is Blue as an Orange, sur les femmes ukrainiennes engagées dans le combat. Les témoignages recueillis dans le film créent le déclic, inspirent l’idée d’un long-métrage. C’est ainsi que Butterfly Vision retrace la libération et le retour à Kiev d’une soldate, après une captivité de deux mois dans les prisons du Donbass.