Colin Farrell
Nos soleils Jeudi 16 Février 20h30
Soirée rencontre en partenariat avec l'ADRC
Après 80 ans à cultiver le même sol, la famille Solé se réunit pour une dernière récolte ensemble.
Synopsis et détails
Depuis des générations, les Solé passent leurs étés à cueillir des pêches dans leur exploitation à Alcarràs, un petit village de Catalogne. Mais la récolte de cette année pourrait bien être la dernière car ils sont menacés d’expulsion. Le propriétaire du terrain a de nouveaux projets : couper les pêchers et installer des panneaux solaires. Confrontée à un avenir incertain, la grande famille, habituellement si unie, se déchire et risque de perdre tout ce qui faisait sa force...
Bande Annonce
Critiques
Par Lucia Arguelles Ramos.
Le succès du film Alcarrás est lié à un imaginaire répandu qui idéalise l'agriculture familiale tout en normalisant sa disparition.
A l'heure des prix élevés du pétrole et de la réalité honteuse d'une Europe profitant de l'invasion du régime de Poutine, les appels à la transition écologique sont à nouveau activés. Mais la transformation matérielle pour les soi-disant « nouveaux accords verts » ou pactes verts génère également des impacts. Celles-ci sont, par exemple, constatées et ressenties là où le lithium est extrait pour fabriquer des batteries, ou là où sont installées des installations d'énergie renouvelable. Ces nouvelles frontières de l'extraction de matière et d'énergie sont appelées « zones de sacrifice » dans la littérature académique.
Dans le film Alcarrás , la réalisatrice Clara Simón raconte l'histoire d'une de ces zones sacrifiées. Une ferme familiale à Lleida (Catalogne, Espagne) où il y a un problème (pas un dilemme) lorsque les propriétaires du terrain veulent échanger des pêches contre des panneaux solaires. Cela a un impact sur la famille qui cultive la terre, dont nous voyons la vie et les peines racontées dans le film.
Clara Simón, la réalisatrice, a déclaré avant la première qu'elle était intriguée par l'accueil du film parmi les personnes qu'elle incarne dans le film. Mon partenaire est un agriculteur en Catalogne et ne veut pas aller voir Alcarrás. Il dit qu'il connaît déjà cette histoire. Il connaît bien la souffrance des paysans, leur lutte pour la terre, et regarde avec réticence un film qui dépeint ces dynamiques. Tout le monde aime voir les agriculteurs souffrir, dit-il. Je ne sais pas s'il a raison, mais je pense qu'il est peut-être vrai que la grande réception du film par la société européenne au sens large (le film a reçu l'Ours d'or du meilleur film au festival du film de la Berlinale 2022) a probablement à voir avec un imaginaire répandu qui idéalise l'agriculture familiale mais en même temps normalise sa disparition. Le faible débat politique généré autour de l'intrigue du film (l'expropriation d'un champ de fruits à noyau géré par la famille Solé pendant 80 ans, afin d'y installer des panneaux solaires) en est un exemple.
Le maire de ma petite ville de la zone côtière du Maresme, avec qui j'ai coïncidé à la projection d' Alcarrás , a semblé aimer le film. Dans cette région de la province de Barcelone, la terre que nous cultivons (nous et beaucoup des rares agriculteurs qui survivent ici) ne tient qu'à un fil très fin. Ce fil est tenu à une extrémité par les autorités locales, comme le maire, et à l'autre extrémité par le propriétaire foncier qui veut rendre ce terrain aménageable (je me demande s'il a aussi surveillé Alcarrás ).
Je me demande aussi si les gens quittent le cinéma en pensant que l'histoire dépeinte est aussi vraie, comme les acteurs-non-acteurs (dont on a tant parlé dans les médias). Que feront les gens après avoir vu le film ? Que feront le maire et les autres politiciens ? Feront-ils l'éloge de la beauté du film, de sa photographie et de son casting ? Vont-ils essayer de protéger avec plus de soin le peu de terre arable qui reste dans leurs communes, leurs comtés, leurs provinces ?
J'ai aussi aimé le film. Je ne peux pas expliquer pourquoi. J'ai lu les critiques : adorable, simple, contrôle total de la caméra et du montage, beauté simple et élémentaire, etc. Je suis d'accord. Cependant, je souhaite que le film mobilise les commentaires au-delà de la carrière exceptionnelle qui attend le réalisateur, de la photographie et de l'émerveillement du casting d'acteurs-non-acteurs. Peut-être que c'est juste moi et mon partenaire, mais il y a quelque chose de bizarre à fétichiser la beauté de quelque chose d'aussi controversé et politiquement sensible.
Alcarrás est une petite production qui dépeint les coutumes et les peines des agriculteurs, et la joie de la vie simple et communautaire du village. C'est avant tout un portrait de la situation précaire des économies rurales et de la façon dont elle est vécue par les populations. Et c'est justement ce point qui a été le moins commenté dans les diverses interventions que le film a déchaînées dans les médias en tout genre.
Par chance, la première du film en avril 2022 a coïncidé avec la publication du recensement agraire espagnol de 2020 , le premier en 11 ans. Le recensement a chiffré la réalité de la famille Solé dépeinte. En d'autres termes, Clara Simón illustre ce que le recensement agraire montre en statistiques - en chiffres sans visages ni voix. Depuis 2009, il y a une diminution de plus de 70 000 fermes, ce qui représente une perte de 7,57 %. Cette diminution est de 50% depuis 1999. Ce chiffre ne se traduit pas par une diminution des terres arables, qui restent constantes. Cela signifie un processus de concentration : peu en ont plus. Les petits et moyens agriculteurs prennent leur retraite ou démissionnent et cèdent la place à de grands conglomérats agro-industriels qui gèrent de grandes étendues de terres.
Panneaux solaires, éoliennes, urbanisation métropolitaine et rurale, aéroports ou autoroutes, affectent ceux qui sont moins capables de se défendre. Ce sont aussi les petites et moyennes entreprises les plus mal loties par les politiques commerciales internationales et les bas prix qui ont poussé à l'intensification de l'agriculture, à la surproduction et à l'effondrement des prix alimentaires et des revenus agricoles. Clara Simón sait tout cela, et inclut dans le film une scène bien connue en Espagne : des agriculteurs protestent en jetant des fruits qui seraient autrement vendus en dessous de leur coût de production.
En outre, l'emploi dans l'agriculture a diminué de 7,7%, augmentant l'embauche régulière de personnel au détriment de la main-d'œuvre familiale. Je me souviens d'une autre scène répétée dans le film, la détermination de Quimet (le père agriculteur) avec son fils : "Fils, étudie, il n'y a pas d'avenir ici, tu ne gagneras pas ta vie en travaillant dans l'agriculture."
Cette tension économique, cette lutte pour survivre, imprègne les membres de la famille et leurs relations (le grand-père submergé de tristesse, la fille adolescente qui perçoit la tension à la maison, les disputes entre frères et sœurs). Et c'est précisément ce qu'Alcarrás montre de manière particulière. Cette situation émotionnellement et économiquement tendue pour les agriculteurs est d'ailleurs liée à la précarité des travailleurs immigrés à la campagne. Une réalité que le film laisse plutôt de côté, mais qui est l'axe central d'un documentaire tourné pas trop loin, et il n'y a pas si longtemps, intitulé El Cost de La Fruita (Le coût des fruits).
La fin d' Alcarrás n'est pas surprenante. Il n'a pas de fin heureuse. La famille avait été prévenue. Est-ce que la même chose nous arrivera ?
** Cet article a été initialement publié en espagnol sur eldiario.es .
Lucia Argüelles est chercheuse à l'Universitat Oberta de Catalunya. Son travail actuel examine l'écologie politique des mauvaises herbes dans l'agriculture, y compris la façon dont les mauvaises herbes sont imbriquées dans des processus agraires plus larges tels que l'utilisation de pesticides ou la numérisation de l'agriculture.
Ils doivent quitter leurs vergers pour faire place à des panneaux solaires…
Une chronique familiale forte, Ours d’or à Berlin en 2022.
Des arbres, des rires d’enfants : un sentiment de bonheur intemporel ouvre ce film espagnol, salué par l’Ours d’or du festival de Berlin en 2022. Tournée en Catalogne, dans la plaine d’Alcarràs, par une jeune réalisatrice qui a là ses origines familiales, cette fiction aux airs de documentaire vient opportunément nous parler des Hommes et de la terre. Un lien ancestral menacé : chez les Solé, qui cultivent des pêches, la fin d’un monde s’annonce. Le grand-père n’a pas de titre de propriété pour ses immenses vergers, donnés sur parole par un homme qu’il avait sauvé, en le cachant pendant la guerre. Mais le fils de ce Pinyol a décidé de tirer un trait sur le passé et sur les arbres, qu’il arrachera à la fin de l’été pour installer des panneaux solaires…
Autour de cette histoire qu’on croirait avoir vraiment entendue dans un village, une splendide chronique estivale s’organise, entre plaisir des habitudes et tensions nouvelles provoquées par le compte à rebours qui a été lancé. Le père Solé, en charge de l’exploitation, s’en prend aux lièvres, qui viennent lui manger ses fruits, tout comme à son ado de fils, qui s’est mis à cultiver des plants de cannabis, cachés dans un champ de maïs. Les femmes sont rabrouées aussi quand elles prétendent pouvoir aider à la cueillette, réservée aux hommes. C’est bien le seul moment qui ne serait pas partagé par tous, dans cette tribu d’inséparables où l’on ne dit jamais avec des mots l’affection qu’on se porte, ni combien on tient à cette vie au milieu des vergers.
Une œuvre de résistance exemplaire
En dirigeant des non-professionnels, la cinéaste Clara Simón construit des portraits marquants, à la fois bruts et subtilement élaborés. En témoignent, par exemple, ces plans sur le grand-père, le plus solitaire des Solé, lorsqu’il contemple ses arbres, dont il connaît toute l’histoire. Son dialogue avec la terre raconte un partage, une solidarité aussi, à travers le souvenir de la main tendue aux Pinyol. Autant de valeurs désormais abandonnées. Autour de la maison familiale, « l’empire solaire » que décrie le père pose ses jalons, commence à effacer la mémoire des lieux, comme s’ils n’étaient que surface utile. Mais sur l’écran, c’est tout le contraire que l’on voit.
Nos soleils est une œuvre de résistance exemplaire. Le réalisme du film va, bien sûr, de pair avec une vision pessimiste : un vent mauvais s’est levé sur Alcarràs et sur l’Espagne, où le recours aveugle à l’énergie photovoltaïque a eu des effets désastreux. Les producteurs de fruits comme les Solé ont subi aussi la guerre des prix menée par la grande distribution. « On extermine la paysannerie ! », les entend-on crier dans une scène de manif. Malmenés, méprisés, ils peuvent se sentir déjà balayés, comme le père quand il ne peut plus retenir ses larmes. Le temps, malgré tout, est avec eux : dans ce tableau d’époque, Clara Simón fait passer un peu d’éternité. La beauté d’un paysage fertile. La force de ceux qui ont là leurs racines, quoi qu’il arrive. Et la joie d’être à leurs côtés, de leur côté.
De: Grégory Cimatti
Simple, profond et honnête, Alcarràs prouve qu’un réquisitoire, aussi douloureux soit-il, peut se faire avec poésie.
Comme d’autres films récemment, Alcarràs, Ours d’or à la dernière Berlinale, aborde les difficultés du monde paysan face au capitalisme et à la modernité. Mais dans une sensibilité qui fait tout son charme.
Tandis que la famille batifole joyeusement dans la piscine, au-dessus d’elle, le ciel se noircit et l’orage gronde. Un symbole, comme une annonce funeste : celle de sombres lendemains. Pire, d’un monde en train de disparaître.
En une scène, Carla Simón synthétise l’idée qui transpire tout au long de son film : rendre hommage aux paysans, aux hommes et aux femmes attachés à leur terre, qui s’accrochent envers et contre tout à leurs traditions.
Elle-même a grandi près de cette petite ville d’Alcarràs, située dans un coin de Catalogne baigné par le soleil. Elle confie : «J’ai ressenti le besoin de montrer cet endroit, cette lumière, les arbres, les gens, leurs visages, la difficulté de leur travail, la chaleur écrasante de l’été.»
D’ailleurs, en février 2022, à l’occasion de la dernière Berlinale où elle a obtenu le prestigieux Ours d’or, à la tribune, elle a vite repensé à sa famille «qui cultivait des pêches et sans laquelle (elle) n’aurait jamais été aussi proche de ce monde». Elle qui avait déjà reçu un prix du premier film à Berlin pour Estiu 1993 (2017) a aussi dédié sa récompense aux «petites familles d’agriculteurs».
Surtout que pour elle, ça ne fait aucun doute : «On est nombreux à penser que la terre doit appartenir à ceux qui la cultivent», lâche-t-elle, même si elle sait que c’est faux. À preuve, la famille qu’elle montre à l’image, les Solé, qui vit là son dernier été au milieu de ses fruits.
Dépossédés de leurs terres
Incapable de produire le contrat de propriété des champs qu’elle exploite – obtenus après un accord informel avec le propriétaire durant la guerre d’Espagne –, la famille est contrainte de partir après la dernière récolte afin que soient installés à la place des panneaux solaires.
Carla Simón : «De grands groupes rachètent les terrains pour les cultiver de façon intensive (…) Ils remplacent les arbres fruitiers par des productions plus rentables.» Le modèle d’antan n’est alors plus viable : les agriculteurs abandonnent leur maison pour chercher un nouveau travail. D’où la nécessité d’Alcarràs, qu’elle voit comme «un hommage nostalgique aux dernières familles qui résistent encore».
La réalisatrice n’est clairement pas la seule, ces derniers temps, à défendre la cause paysanne. On a eu droit notamment à certaines belles réussites : Petit Paysan (2017), Au nom de la terre (2019), et de l’autre côté des Pyrénées, As bestas (2022). Mais la cinéaste a une manière bien à elle de montrer ce combat si difficile, celui d’un monde bousculé par le capitalisme et la modernité.
Bien sûr, elle n’évite pas les faits : l’apport de l’immigration dans les champs, les manifestions pour des prix «plus justes», les douleurs physiques des hommes «exténués» à la tâche et d’autres soucis, comme l’eau qui noie les arbres ou les animaux qui les attaquent (les lapins sont ici chassés à la carabine).
Intime, touchant, tendre
Mais d’un message universel, Carla Simón fait quelque chose d’intime, de touchant, de tendre. Il y a d’abord ce choix de se tourner vers des acteurs non professionnels : «Pour moi, on voit tout de suite si quelqu’un est agriculteur, explique-t-elle. À sa peau, à ses mains, à sa façon de conduire un tracteur…»
Il y a ensuite cette façon de placer sa caméra, nerveuse, au plus près de l’action, afin de ressentir «les énergies, le chaos ambiant, les petits gestes qui en disent long, les émotions qui entraînent des réactions en chaîne». Il y a enfin cette volonté d’honorer le cercle familial, car «l’unité est importante en temps de crise».
Chez les Solé, toutes les générations sont représentées : les aïeuls, dépositaires d’un temps révolu, avec leurs légendes maintes fois répétées, leurs chansons, leurs gestes précis. Les adultes, trimant jour et nuit pour «du pain sec», à bout de nerfs. Les plus jeunes, tuant leur ennui dans la danse, les fêtes locales et les pétards. Et même les tout-petits, à l’innocence délicieuse, que Carla Simón filme magnifiquement. «Ils apportent aussi quelque chose aux adultes : ils les obligent à être plus spontanés», précise-t-elle.
Simple, profond et honnête, Alcarràs prouve qu’un réquisitoire, aussi douloureux soit-il, peut se faire avec poésie. Car le message, lui, reste en bouche comme la saveur d’une pêche bien mûre : notre dépendance à la terre, car il faut bien «remplir nos assiettes».
Carla Simón est une cinéaste catalane, apparaissant sur la scène internationale avec Eté 93, Ours d’argent du meilleur premier film à la Berlinale en 2017. Sorti en France cette même année, ce premier long-métrage signalait déjà son goût pour les récits familiaux personnels et l’arrière pays de Barcelone avant son retour en compétition à Berlin avec Alcarras, le nom d’une terre où l’on cultive des arbres fruitiers, et une famille qui vit un été particulier. En effet, c’est pour eux le dernier moment où ils vont pouvoir tous ensemble vivre de leur activité agricole, avant de devoir rétrocéder leurs terres à ses propriétaires. Le film commence sur une scène réunissant toutes les générations autour du grand-père, qui avoue ne jamais avoir signé de concession pour ces terres cultivées par sa famille depuis trois générations.
Ce premier moment se situant dans la maison familiale explicite l’anachronisme de la situation. Pour un homme de son âge, près de 80 ans, la confiance ne se situait pas sur des papiers notariaux et des contrats, elle se scellait par une poignée de mains et un serment oral. Son propre père avait sauvé de la mort le propriétaire pourchassé par les franquistes, ce qui avait marqué une amitié et une dette indéfectible, point de départ de ce métayage intergénérationnel. Ces terres, où ils récoltent des pèches par tonnes, vont devoir revenir à leur jeune propriétaire qui ambitionne de les recouvrir de panneaux solaires, lui offrant un revenu plus lucratif que la vente de fruits et autres légumes poussant dans les environs depuis des décennies.
C’est le premier constat de cette histoire : la paysannerie locale est en voie de disparition. Une nouvelle génération œuvre de concert avec la grande distribution pour déclasser, appauvrir et décourager tout un secteur d’activité qui n’a de cesse que d’être précarisé. Quimet, le fils aîné, quadragénaire brisé physiquement par des années à travailler sur ses arbres, entretient un rapport obsessionnel avec ces moissons annuelles dont le prix de revient ne cesse de baisser. Obligé de faire infiltrer son dos pour dépasser la douleur, il brise ses liens familiaux, que ce soit avec ses sœurs ou ses enfants, à force de faire régner une tension impossible pour chacun.
Ses sœurs sont séduites par le projet des propriétaires de travailler sur les panneaux solaires, lui rejette l’idée en bloc. Carla Simón dirige son film avec de longues séquences dévouées à ce quotidien de travail, entrecoupées par des jeux d’enfants, ceux de la fratrie, réussissant à entrer dans une intimité qui fait monter crescendo l’intensité chez le spectateur. Chaque personnage apporte sa sensibilité et son propre agenda, le tout participant à créer une énergie et une dynamique particulièrement vive et prenante. Les souffrances liées à la cession des terres sont un fil rouge qui heurte chacun et chacune, une ligne de crête qui culmine aux larmes de Quimet à bout de souffle face à l’adversité et aux limites physiques que son corps lui impose face à tant de travail.
L’émotion est grande dans le final, la douleur ressentie par les membres de cette famille est devenue la notre, tant Carla Simón a réussi à nous transmettre d’émotions et à rendre attachant chaque personnage, que ce soit les anciens, avec les multiples récits des grandes tantes, ou les plus petits, qui sont attachés au merveilleux, nichés dans chaque arbre ou recoin de leur terrain. Cet équilibre trouvé par l’autrice entre récit familial et pamphlet autour de la question du statut social des paysans catalans est brillant. L’amour de leur travail, qui se retrouve répandu sur le sol d’un parking en protestation aux nouveaux tarifs imposés pour la vente de leurs fruits, explose à l’écran et fait penser le monde tel qu’il se présente à nos yeux aujourd’hui.
La réalisatrice pose de nombreuses questions dans Nos Soleils, et notamment quel devenir peut avoir l’agriculture dans un système économique qui méprise profondément cette activité ? Comment devenir adulte au sein de ces communautés et, aussi, comment a-t-on pu perdre le sens des valeurs propres au bien commun là où il suffisait d’une parole pour s’entendre, sans papiers, signatures et complications ? Cette lecture sensible et profonde de la société paysanne de Carla Simón dépasse le cadre de la Catalogne. Elle porte un message universel de dignité, de respect qui devrait inspirer bien des politiques agricoles et économiques à l’échelle mondiale.
DERNIERS RAYONS par Bastien Gens
Nos soleils met-il en scène un passé déjà révolu, recomposé à partir de souvenirs lointains ? La question se pose, en cela que Carlà Simon semble volontairement orchestrer une incertitude temporelle dans sa manière de mettre en scène les vergers qui entourent la maison de famille de paysans catalans dont elle fait le portrait. Qu’il s’agisse des déambulations du grand-père, qui sonde la mémoire de ces terres agricoles, ou des tribulations des enfants parcourant chaque parcelle du terrain pour en goûter les fruits, c’est la même lumière solaire, un peu trop éclatante, qui éclaire les visages et projette sur eux une lueur quasi spectrale. Ces épiphanies mémorielles et sensorielles jalonnent le film comme autant de moments suspendus et arrachés à l’urgence d’un récit par ailleurs ancré, du moins en apparence, dans le présent : Nos Soleils raconte la disparition de terres agricoles au profit de plus juteuses activités – l’installation de panneaux solaires –, destin inéluctable sur lequel les habitants des lieux n’ont aucune prise. Dès la première séquence, la carcasse de voiture servant d’habitacle aux jeux des plus jeunes du clan disparaît pour laisser place aux convoyeurs de panneaux venant commencer l’installation d’un futur « empire solaire ». Aux regards attristés des enfants filmés en gros plan, la cinéaste oppose alors en contrechamp la froideur d’un plan large sur le remorquage de la vieille 2CV – c’est d’ailleurs par ce même jeu de cadrage que les membres de la famille observeront de loin sortir de terre les grands panneaux photovoltaïques captant les rayons autrefois réservés aux récoltes. Ce champ-contrechamp incarne aussi la ligne de partage des deux versants du film, entre d’un côté sa veine mélancolique et de l’autre ses atours plus rugueux de tragédie sociale. Car la disparition de l’exploitation agricole est quant à elle filmée caméra au poing au sein de plans-séquences où l’action est toujours filmée de loin. Que ce soit spatialement (une trahison observée depuis l’autre côté de la rue) ou d’un point de vue sonore (ces bribes de dialogues que l’on entend en off), la cinéaste retient les indices annonçant le marasme à distance, comme pour retarder sa venue. Puisque le ver est d’emblée dans le fruit, Carlà Simon préfère s’attarder sur une série de « dernières fois » (la dernière cueillette, la dernière fête de famille, la dernière ivresse, la dernière promenade à l’aube, etc.) qui jalonnent l’ultime saison de récolte accordée à la famille. À son meilleur, le film combine de la sorte la beauté tragique d’un monde sur le point de disparaître à des tableaux qui en préservent une vision idyllique, avant que la brutalité de la réalité (le vrombissement de la pelleteuse dévastatrice) ne vienne rompre définitivement cette harmonie avec la nature.
Si la confrontation entre les membres de la famille, qui s’opposeront dans l’attitude à adopter face à cette menace, est certes différée, elle n’en demeure pas moins le cœur trop prégnant d’une mise en scène articulée autour d’un suspense : quand la famille va-t-elle éclater ? La trajectoire du père tempétueux (Jordi Pujol Dolcet) est à ce titre éloquente, tant son anxiété, qui fait son imprévisibilité, gagne peu à peu le groupe et le film avec : « il est fou », s’exclame sa femme, avant qu’une séquence ne laisse même envisager son possible suicide. En misant sur cette tension sociale et l’étirement de situations conflictuelles, la cinéaste espagnole emprunte une voie qui, malheureusement, n’est pas sans évoquer le cinéma de son compatriote Rodrigo Sorogoyen – le scénario d’As Bestas pourrait d’ailleurs être vu comme le négatif de celui de Nos Soleils : d’un côté des paysans sont désespérés de voir disparaître leur mode de vie ancestral au profit de panneaux solaires, de l’autre ceux qui sont condamnés à perpétuer une existence précaire bouillent de colère alors que l’argent facile des éoliennes est à portée de main. Les deux cinéastes partagent aussi des points communs stylistiques (la caméra à l’épaule, les dialogues en arrière-plan distillant des éléments qui contribuent à renforcer la tension, etc.), et si Carlà Simon ne semble pas vouloir enfermer son cinéma dans les impasses sociales qui obsèdent Sorogoyen, elle n’en reste pas moins trop démonstrative pour s’en extirper tout à fait. Cherchant de manière appuyée à retisser les liens d’une famille désunie, elle ne parvient jamais à transcender un programme vite établi : la fracture familiale, qui vient cristalliser le conflit entre un père et son fils, sera résolue par l’attachement à ce qui les lie (la chasse au lapin, le labeur, ou encore l’amour de la terre).
L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Catalogne, été 2021. La famille Solé cultive des pêchers sur la base d’un serment oral établi pendant la guerre d’Espagne. Mais, depuis la mort de son père, le propriétaire prévoit de raser les arbres et de construire une ferme photovoltaïque. Choc dévastateur pour la tribu de cultivateurs qui peinent à rivaliser avec l’agriculture industrielle. A la rentrée, le verger tenu pour acquis ressemblera à une marée noire de silicium. Contre la nature, l’industrie écologique gagne du terrain. Face à cette fin prématurée, les Solé n’ont rien d’autre à faire que de terminer la dernière récolte.
La grande force de Nos soleils tient à sa capacité d’échapper aux partitions théoriques et militantes du sujet écologique. Si le film se présente a priori comme tel, il privilégie le portrait de famille à hauteur d’homme. Il fourmille de scènes de travail, de bavardages, de jeux et de siestes, qui mettent en évidence l’attachement du clan Solé à la ferme, dont on ne sort quasiment jamais. C’est avec une fluidité étonnante que Carla Simon s’arrime au quotidien de chacun des membres, sans hiérarchie aucune, traversant des petites tempêtes individuelles au sein de la communauté et composant habilement une palette d’intrigues secondaires.
Dans son deuxième long-métrage, distingué par l’Ours d’or au Festival de Berlin, en 2022, la scénariste et réalisatrice espagnole de 36 ans revient dans le village rural où elle a grandi, Alcarras (qui donne au film son titre original). L’endroit a également servi de décor à son beau premier long-métrage autobiographique, Eté 1993 (2017), qui suivait un premier deuil, celui d’une fillette de 6 ans, partie vivre à la campagne chez son oncle et sa tante, après la mort de ses parents.
Nos soleils bénéficie une fois de plus de la proximité affective de son autrice avec ce paysage verdoyant, qui dépose dans la rétine du spectateur le battement d’une enfance à ciel ouvert. Refus de deuil en jardin d’Eden. L’œil de la caméra se gorge de nature, se refusant à croire à cette mort organisée. Le parti pris sensoriel épouse la courbe des feuilles, se glisse dans la pénombre des arbres et se colle au jus sucré des fruits. Nos soleils se vit à la fois comme l’exaltation du présent et le refoulement de la peine tapie en chacun.
Ce dernier été a toutes les apparences d’une récolte ordinaire. Les hommes patrouillent la nuit avec des fusils de chasse et des lampes torches, attentifs aux lapins dans les vergers, les enfants zigzaguent entre les arbres, les adolescents se font beaux et s’ennuient, les femmes préparent les grandes tables à plus de quinze personnes… Dans les interstices, il y a pourtant le douloureux apprentissage à vivre sans ses terres, avec tout ce que ça implique de disputes et de contrariétés. Cette violence rejaillit dans les déplacements de chacun, à ne plus vouloir se croiser, à accélérer le pas, à avancer la tête basse. On ne marche plus sur cette terre comme avant. L’équilibre précaire de l’écosystème naturel est aussi d’ordre domestique.
En racontant la fin d’un paysage, « Nos soleils » décrit surtout la fin d’une époque. Ce dernier été au bord du documentaire a aussi une aura mystique
Carla Simon ne nous fait jamais perdre de vue qu’Alcarras est d’abord un lieu de vie. La mise en scène prête une attention particulière à la maison, située au milieu du verger. La caméra circule non-stop entre l’intérieur et l’extérieur, l’habitat (que les Solé ont l’autorisation de garder) et le travail agricole. Un des traits les plus remarquables du film tient précisément à l’idée que cette maison est en exil sur ses propres terres. Lieu de réconfort, elle devient une tour de vigie, qui garde un œil ouvert sur les premières modifications industrielles du terrain, avant de se replier sur elle-même. La réalisatrice distille subtilement les éléments de cette expulsion stationnaire, à l’exemple de ce tout petit panneau solaire arraché par le chef de famille pour le remiser dans la maison.
En racontant la fin d’un paysage, Nos soleils décrit surtout la fin d’une époque. Ce dernier été au bord du documentaire – les protagonistes sont interprétés par des acteurs non professionnels issus des environs, eux-mêmes très attachés à leur région – a aussi une aura mystique. Le film s’ouvre sur une séquence vue comme un mirage. Trois enfants jouent à l’intérieur d’une 2CV abandonnée. Ils font semblant de conduire dans l’espace, tirant au lance-pierre sur des extraterrestres, alors qu’ils s’approchent du Soleil. La réalité dépasse leur imaginaire : la voiture bouge pour de vrai. Une grue va bientôt la monter au ciel devant un paysage de Far West qui contraste avec le verger. A cet arrachement inaugural, joyeux comme un jeu d’enfant, vont se succéder les tourments des adultes noyés dans une nappe brillante de panneaux solaires éclairés par la lune. La joie a toujours quelque chose en elle de mélancolique quand elle perd ses illusions.
Fiche technique
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Pays : Espagne, Italie
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Année : 2022
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Genre : Aventure, drame
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Durée : 2h
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Réalisation : Carla Simón
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Scénario : Carla Simón, Arnau Vilaró
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Photographie : Daniela Cajías
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Musique : Ernest Pipó
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Montage : Ana Pfaff
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Interprétation : Jordi Pujol Dolcet, Anna Otín, Xenia Roset, Albert Bosch, Ainet Jounou, Josep Abad, Montse Oró, Carles Cabós, Berta Pipó, Montse Oró, Isaac Rovira, Joel Rovira, Elena Folguera, Antonia Castells
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Production : Avalon, Kino Produzioni, Alcarràs Film, Diputació de Lleida, Elástica Films, Generalitat de Catalunya, Institut Català de les Empreses Culturals, Instituto de Crédito Oficial, ICAA, MK2 Films, Movistar+, RTVE, TV3, Vilaüt Films
FESTIVAL ET PRIX
Festival de Berlin 2022, Ours d’or
Pré-nomination à l’Oscar du meilleur film étranger 2023
Festival international du film de Saint-Jean-de-Luz 2022, Prix de la mise en scène et Prix de la critique
European film awards 2022, 2 nominations (meilleur film et meilleur scénario)
Goyas 2023, 11 nominations
La réalisatrice
Née en 1986, Carla Simón étudie à l’Université de Californie et à l’Université autonome de Barcelone. Elle réalise ensuite des épisodes de séries et des émissions diverses pour la chaîne « TV Catalan ». Puis elle décroche la prestigieuse bourse « Obra Social - La Caixa », qui lui permet de s’installer en Grande-Bretagne et d’étudier à la London Film School. Elle y écrit et réalise deux courts métrages : le documentaire BORN POSITIVE et la fiction LIPSTICK. Ils sont sélectionnés dans de nombreux festivals internationaux. Carla s’implique en parallèle beaucoup dans l’enseignement du cinéma aux enfants et aux adolescents, via l’association « Young For Film ! » qu’elle a créée en 2013 et via le programme « Cinema en Curs ».
ETE 93, son premier long métrage, tourné en catalan, a reçu en 2017 le Prix du Meilleur Premier Film au festival de Berlin. Pour Carla, ce film, poétique et émouvant, vise à répondre à la façon dont on peut expliquer la mort à un enfant, et lui faire comprendre ce qu’il se passe autour de lui à partir de silences et de gestes.
C’est une histoire autobiographique, car Carla a elle-même été adoptée à six ans, après la mort de ses parents, emportés par le sida.
Il remporte également 3 Goyas, 1 nomination aux European Film Awards et 30 prix internationaux, et il représente l’Espagne aux Oscars. Au festival de Cannes l’année suivante, Carla reçoit le prix Kering | Women In Motion Young Talent Award.
NOS SOLEILS est son deuxième long métrage. Il est présenté en compétition au festival de Berlin 2022, où il remporte l’Ours d’or du meilleur
Du côté des courts
Deux extraits de ses courts
A Ecouter
Les interviews
A seulement 36 ans, elle a déjà marqué l’histoire du cinéma espagnol en remportant l’Ours d’or à la dernière Berlinale avec son second film, Nos Soleils. Nous avons rencontré la réalisatrice barcelonaise Carla Simón lors de son passage à Paris au dernier étage d’un petit hôtel d’où l’on aperçoit les toits des bâtiments avoisinants. Elle se présente avec le plus lumineux de ses sourires et une douceur qui n’appartient qu’à celles qui viennent tout juste d’être mère. Elle évoque alors son nouveau long métrage qui nous plonge avec une authenticité saisissante dans la Catalogne rurale. À l’instar d’Eté 93, Nos Soleils, votre second film, s’inspire également de votre propre histoire personnelle. D’où vient ce besoin de raconter l’histoire de cette famille d’agriculteurs fruitiers ? Je n’ai pas grandi à Alcarrás, mais dans le village où prend place l’action de mon premier long métrage, dans la région de la Garrotxa. Alcarrás est le village de ma mère, un lieu où nous passons ensemble nos vacances. J’ai rapidement réalisé que cet endroit était très cinématographique. On l’appelle même le Far West catalan. C’est une région assez plate où la nature est en quelque sorte dessinée par l’homme. À la mort de mon grand-père, je me suis demandé quelles seraient les conséquences si cet endroit, tel qu’on le connait et où habite une partie de ma famille, venait à disparaître. Je connaissais la difficile situation des agriculteurs. De nombreuses familles sont obligées d’arrêter la production de pêches car elles n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins. De mon côté, ma famille est pour le moment épargnée et elle continue à cultiver des pêches, mais cette problématique m’a semblé très intéressante. Il est clair que l’agriculture en famille, celle des petits producteurs, est en train de disparaître. Et avec elle disparaît aussi un mode de vie millénaire, au plus près de la terre, où plusieurs générations partagent le même toit et où la transmission du savoir se fait toujours de père en fils. Ceci dit, la dimension fictionnelle est bien plus importante dans Nos Soleils qu’elle ne l’était dans Été 93 qui est pour moi un film autobiographique, inspiré de mon enfance. Justement, dans le film, vous dressez le portrait d’une grande famille d’agriculteurs dans laquelle grands-parents, parents et petits enfants habitent tous ensemble. Comment avez-vous réussi à recréer cette tribu ? D’abord, je suis partie de la figure du père. Mais j’ai rapidement réalisé que je n’avais pas le vécu ni la vision d’un agriculteur de 45 ans. Bien sûr, j’avais l’expérience de mes oncles, mais ce n’était pas suffisant. « Recréer une grande famille le plus naturellement possible a été le défi le plus important du film au niveau de l’écriture, de la planification et du montage » En même temps, j’appartiens à une grande famille et je sais pertinemment ce que cela signifie. Surtout, je connais bien son mode de fonctionnement et comment les émotions des uns peuvent façonner celles des autres, notamment lorsqu’on fait face à une crise. C’est comme ça que j’ai commencé la construction de ce récit choral. Recréer une grande famille le plus naturellement possible a été le défi le plus important du film au niveau de l’écriture, de la planification et du montage. Dans ce film, je travaille avec des acteurs non professionnels. Mais je n’ai pas trouvé une famille complète sinon des personnages individuels qu’il a fallu assembler. Quatre mois avant le tournage, nous avions décidé de loueur une maison pour que les acteurs puissent apprendre à se connaître en passant du temps ensemble afin que chacun puisse se plonger petit à petit dans son rôle et qu’une intimité et une mémoire partagée naisse entre eux. Les scènes avec les enfants sont très réalistes. Vous avez une sensibilité toute particulière avec eux… J’aime beaucoup filmer les enfants. D’une part, il y a une chose qui, pour moi, est clé chez les enfants. Ils m’aident toujours à trouver le ton que je cherche, ce petit je-ne-sais-quoi de frais, de naturel, de spontané… Et cela n’arrive pas qu’avec eux mais aussi avec les adultes. Lorsqu’il y a des enfants sur un tournage, l’adulte s’oublie un peu lui-même, il se met au service de l’enfant, à son niveau. D’un coup surgit à mes yeux une sorte de magie qui ne se produit pas entre adultes, qui sont souvent trop concentrés. D’autre part, le regard des enfants est une chose de profondément cinématographique. Ils ne comprennent pas tout et je trouve que cette dimension de découverte permanente a beaucoup à voir avec le cinéma… Avez-vous ressenti une certaine pression en filmant un lieu si familier, que vous connaissez si bien ? Oui, absolument. Ma mère vient de ce village et elle me disait toujours de faire attention : « tu te rends toujours en vacances mais tu ne connais pas si bien le village, en tout cas, pas aussi bien que moi. » Pour moi, dans ce projet, la partie enquête a été très importante. Dès le départ, mon idée était de raconter l’histoire de l’intérieur, du point de vue d’une famille habitant le lieu. Je ne voulais pas d’un regard extérieur. C’est la raison pour laquelle j’ai invité Arnau, le co-scénariste qui est né là-bas, à écrire avec moi. Nous avons passé deux étés entiers dans la maison de mes oncles au village. C’est une maison entourée de pêchers. Entre ses murs, nous écrivions ensemble pendant que ma famille, dès 6h du matin, travaillait aux champs. De temps à autres, on allait les voir. Ça nous a permis d’intégrer des choses qui se sont réellement passées au scénario et qui ont alors donné au film tout son sens. Cette proximité a été précieuse pour nous. Par ailleurs, le processus de casting a été également très riche dans ce sens-là. Pendant un an, nous avons vu environ 9000 personnes. Nous avons rencontré et discuté avec beaucoup de gens. Tout cela a nourri et profondément marqué le scénario, au point d’en changer même la fin. J’avais en tête une fin très précise, et j’ai changé d’idée à mesure qu’on s’imprégnait des expériences et des récits de vie des villageois. Avec Nos soleils, vous avez remporté l’Ours d’or. Et avec votre film précédent, Eté 93, trois Goya ainsi que le prix du meilleur premier film à la Berlinale. Est-ce que tous ces prix ne vous donnent pas le vertige ? À vrai dire, j’ai ressenti beaucoup de pression après le premier film. Mais lorsqu’on a gagné l’Ours d’or pour Nos Soleils, je me suis dit de suite que tous ces efforts n’avaient pas été vains. Tout ce qu’on a fait pendant près de trois ans portait finalement ses fruits. Pour toute l’équipe, ce projet était très dur et exigeant. Dans le monde actuel, tout va très vite et on attend toujours de nous que l’on fasse les choses rapidement. Parfois, je me sens investie d’une sorte de résistance et je me dis souvent à moi-même : « continue comme ça, doucement. Chaque chose a son temps. » Que pensez-vous du cinéma espagnol et de cette nouvelle génération de femmes réalisatrices, dont vous faites vous-même partie ? Effectivement, c’est un très beau moment. Nous avons le sentiment d’appartenir à une nouvelle génération. Le plus important, c’est notre idée de partage de notre cinéma. Nous nous donnons des conseils par rapport à nos projets respectifs et nous nous soutenons mutuellement. C’est notamment le cas avec Clara Roquet (Libertad) ainsi qu’avec Elena López Riego (El Agua) avec laquelle j’étais en résidence. Et bien d’autres encore, comme Celia Rico, Mar Col, Meritxell Colell… La plupart d’entre-nous habitons à Barcelone et ça nous permet de faire vivre au quotidien cette solidarité. Car parfois, en tant que réalisatrice, on peut se sentir très seule…